La Fille de Berlin
Nous vous laissons découvrir la nouvelle rose de Serge Lutens à travers son texte :
Sur son sourire, la porte-fenêtre vient de se refermer. Je ne verrai plus son visage, seulement son dos et, sur le petit chemin de terre battue, son ombre se prolonger.
Si nous prenons au mot le passé, il risque, de la même façon que des rideaux peints en trompe-l’œil, sur un mur, de ne s’ouvrir que sur la représentation d’une illusion.
Est-ce afin de nous éviter les relents nauséeux de la nostalgie qu’une image s’efface et qu’une autre, obligée, la relève, en tous les sens du mot ? Il nous semble plutôt que, si elle désire demeurer vivante, une image doit se relire au présent et non, comme dans l’exemple ci-dessus, volontairement ne garder d’un départ, qu’un sourire. Savoir que sous lui, s’incubait un choix majeur et, ne quittant pas l’âge où il fut décidé, un choix enfant, déterminant le futur de celui qui, se passant de l’aimée, décida de la vivre, c’est-à-dire : de l’inventer.
En somme, rendant sa présence inutile, sinon indésirable et en conséquence, j’énumère :
La solitude : notre territoire,
La peur : notre dédoublement,
La fureur : notre créant.
Et qu’ensemble, chacun fasse d’un meurtre un chef-d’œuvre, d’une démolition une sculpture, ou, mette en guerre, un paysage qui respire la paix, en boule dit-on ; faite de neige et autant qu’elle, trompeuse. En effet, lorsqu’on a vallonné son champ du regard, saisi sous nos digitales, le relief grumeleux de sa chair de poule, pouvions-nous deviner que sur notre insistance à constater sa froideur, nous nous brûlerions les doigts ?
Trahir ! Pénétrer son Immaculée Conception, franchir la culpabilité et, de surcroît, retourner notre rire sur sa blancheur chaussée de nos empreintes. Marquer au noir la blanche, un même opposé qui, plus tard, fera un langage et son écriture.
Permettez au « nous » de se présenter :
- Sans pour autant me partager, je suis un, divisible, un je pluriel. Pas en majesté mais tout de même en modestie, je détermine l’impossible d’un double, refusant au masculin sa première personne. Quant au singulier, je le prononce : c’est exclusivement pour me conjuguer à tous les temps du féminin.
Avant que l’interrogation ne vous boucle en son point, donnons trait à l’absente.
C’est une fille ! Certes, pas la première, d’autres avant elles furent chargées de nos crimes. Vous êtes complices. Poussés sous nos ruines, la fleur est coupée du monde, va sous ses yeux, ouvrir les nôtres.
À deux mains, j’ai pris son courage, dans l’or du Rhin, coulé sa toison.
Sur ses lèvres, j’ai porté le sang froid de Siegfried. Une fois ma fille armée de Berlin, prête à l’affront, et par lui, plus belle encore, j’ai fendu le mépris, qui est aussi ma honte et tient lieu de pelisse et d’orgueil. Sur un flot de critiques unissant l’Amour à la Haine, Dieu au Diable, la Mort à la Vie, j’ai creusé un sillage où elle s’est engouffrée. Dans le remous qui me referme, je déclare à la colère, sa beauté.
Serge Lutens
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