Vous avez commencé par créer les lignes de maquillage de Christian Dior, puis celles de Shiseido. Quel fut votre premier pas vers l’univers de la parfumerie ?
En 1967, dans la perspective de développer leur ligne de maquillage (qui en ce temps ne comportait que des rouges à lèvres et des vernis à ongles), la maison Christian Dior fit appel à moi. Ils étaient à la recherche non seulement de couleurs, mais aussi d’une image globale de la marque véhiculant un esprit capable de les distinguer sur un marché alors surchargé ! Ce fut tant par mes femmes blanches que par les noms génériques des lignes complètes lancées tous les six mois que la marque Dior prit son essor dans ce domaine. Cependant, après plusieurs années de collaboration, je décidai à l’aube des années 80 – autant par intérêt que par curiosité – d’associer mes talents de façon plus étendue (cinéma, photographie, packaging, couleurs, etc.) au Japon et plus particulièrement au groupe Shiseido.
La question me semblait bien posée, vu que les cinq sens travaillent ensemble à partir d’une sensibilité unique et personnelle à chacun. C’est ainsi qu’est né en 1982 Nombre noir. Un parfum qui a révolutionné les lois du marketing de l’époque et a vite imposé un code packaging repris par tous : le noir sur noir. Le reste est anecdotique.
Une rencontre, un voyage a-t-il ensuite scellé un lien indéfectible entre vous et les parfums ?
Rien n’est indéfectible et rien ne scelle, mais il est certain que mon premier voyage au Maroc en 1968 a réveillé un sens jusqu’alors laissé chez moi en jachère. Sans provoquer pour autant un intérêt direct pour le parfum lui-même, il en a éveillé un pour les odeurs, mais aussi pour les couleurs et les sourires qui les accompagnaient.
Quels éléments vous ont conduit à créer votre propre maison après avoir lancé quelques parfums pour Shiseido ?
Je n’ai jamais rien fait pour qui que ce soit, sauf illustrer l’expression de ce que je ressentais dans l’instant, que ce soit à travers Dior, Shiseido ou moi-même.
Cela dit, et pour répondre plus précisément à votre question, c’est l’arrêt de l’image – expression majeure pour moi – qui a décidé le groupe Shiseido à me proposer de créer ma propre marque.
Les Salons du Palais Royal viennent d’avoir vingt ans. Vous avez entièrement conçu, pensé, aménagé cet espace unique comme un écrin pour vos créations. Pouvez-vous revenir sur l’importance de ce lieu pour votre marque ?
Le Palais Royal-Serge Lutens (nouveau nom des Salons) prolonge cette histoire déjà ancienne et lui donne sa véritable face. Si je me suis intéressé aux parfums, c’était de la même façon que pour les images, c’est-à-dire comme un moyen de me délivrer de ce double féminin qui m’obsède.
L’aspect parfum produit n’est pas une finalité pour moi. C’est donc un choix, d’abord du lieu, qui m’a conduit au Palais Royal. A l’époque, le moins que l’on puisse dire était qu’il était très peu visité. On ne pouvait pas « s’y garer » – pour reprendre les commentaires de l’époque. Finalement, on ne pouvait venir dans ce lieu mythique de Paris que par goût personnel. C’était donc pour moi un endroit idéal pour conduire une histoire à travers le parfum, dans un décor tout à fait mien.
Qu’on l’ait ensuite « enniché » ne m’intéresse pas. C’est une récupération du marketing tous azimuts.
Marrakech et votre médina sont votre lieu de résidence, vous y créez la majorité de vos nouvelles fragrances. Pourquoi Marrakech ?
Pour la distance mais aussi pour la langue dans un premier temps, les gens s’exprimant majoritairement en français. Je me suis ensuite attaché à Marrakech pour cet air ouvert sur le ciel bleu et pur, et ces neiges qui coiffent, l’hiver, les sommets de l’Atlas. Enfin, Marrakech, c’est aussi un moyen d’enrichir ma solitude, que je ne confonds pas avec celle de l’abandon et du délaissement.
Désormais, vous préférez l’écriture au dessin, pour quelles raisons ?
Je préfère en effet, par l’importance des mots, de leur choix, m’expliquer les raisons qui ont conduit ma vie, et non pas l’illustration de ma vie. J’y trouve autant, sinon plus, de ressources pour construire mes images et, par elles, me donner corps.
Flacon cloche ou flacon vaporisateur, tout parfum que vous créez s’y glisse. Cette unité d’apparence contraste avec la course actuelle aux nouveaux flaconnages. Pourquoi ce choix ?
Le flacon de table, souvent nommé « cloche », pouvait représenter mon propre goût à l’intérieur du Palais Royal. Sorti de là, son sens se perd. Le flacon rectangulaire me représente beaucoup plus, et ceci en tout lieu, c’est-à-dire où que j’aille. Je n’éprouve pas le besoin de réinventer un flacon à chaque parfum. Les formes que j’ai choisies pour eux me représentent et, à moins que je ne me transforme moi-même, ces flacons demeureront fixés dans leurs formes et leurs présentations actuelles.
Pour créer vos nouvelles lignes, vous êtes totalement libre, sans consigne de marketing à respecter. Comment construisez-vous votre marque à travers vos fragrances ?
Aucune véritable création ne peut s’envisager dans un marketing. Après ma mort peut-être, mais pas tant que je suis vivant ! La création est un fait unique, non un don. C’est un travail qui le cultive. A vrai dire, mon intuition tient lieu de tout marketing.
Avez-vous pour fétiche l’une de vos créations ?
Ce qui est passé est passé. Je n’ai ni le goût de me retourner, ni celui des grigris et des fétiches.
Les marques de niche se multipliant, comment définiriez-vous une belle marque ?
Comme je vous l’ai dit : tout ce qui se définit par une attitude marketing ne me semble pas relever de la création. Ainsi, les termes ayant fleuri ces dernières années tels que « niches », « collections premium », « cuvées sélectives »… ou tout ce qui naît de ce genre de chose n’a, pour moi, pas d’avenir. Ce n’est qu’une nouvelle façon d’accommoder la poule ! La liberté ne se donne pas. Si l’on vous l’offre, c’est déjà que vous ne l’avez plus. Je ne sais pas ce qu’est une belle marque, sauf celle donnée par un coup de couteau sur la joue d’un balafré, ou celle produite par le fer chaud fleurdelysé sur le bras de Milady de Winter. De plus, si les traces ne sont pas données par les chats, dans le cas des griffes, ou par le porteur de couteau lui-même (à savoir le créateur), c’est de la soupe pour la poule !
Visionnaire, vous imaginez certainement la parfumerie du futur. Quelle sera-t-elle à vos yeux ?
Le futur ne m’intéresse pas. C’est le présent qui répond pour vous comme pour moi, sans doute. Si quelque chose change, ce sera non les parfums, mais ceux qui les portent. D’ailleurs les porteront-ils encore ?
Pouvez-vous, s’il vous plaît, nous raconter comment est née l’une de vos créations ?
Elles ont toutes une histoire particulière, qu’elles soient issues d’une matière ou de la couleur d’un souvenir. Sans nostalgie, elles remontent jusqu’à moi, aussi violentes qu’un poison parfois. Rarement autre chose, je dois dire. Je fais plus de cauchemars que de rêves, mais ce qui compte, c’est qu’ils soient miens !
Paris-Marrakech, juillet 2013, Antoine Poujol
Nous remercions Serge Lutens et ses équipes pour cette interview.
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