Quel a été votre premier contact avec l’univers de la parfumerie ? Une rencontre, un voyage a-t-il scellé définitivement un lien entre vous et le parfum ?
J’ai lu par hasard un article qui parlait de Givaudan et de Firmenich en Suisse, racontant qu’ils faisaient des parfums. Et je me dis : tiens… c’est marrant ! J’avais 19 ans à l’époque. Je leur écris, ils me répondent de venir les voir, j’y vais. Je rencontre le directeur de l’école de parfumerie, un parfumeur en fin de carrière. Il me fait renifler un test olfactif et il me prend dans son école.
Quand j’ai commencé l’école en 1982, j’ai tout de suite compris au bout d’un mois que ça m'amusait. Ça m’est venu comme ça, mais pas par hasard. Si je n’avais pas rencontré ce monsieur à ce moment-là, peut-être que j’aurais fait autre chose… On a parfois la chance de rencontrer des gens qui vous montrent une direction, on est libre de la choisir ou pas.
Vous voyagez beaucoup pour vous inspirer, créer de nouvelles fragrances. Que vous apportent précisément ces voyages ?
Ces voyages sont nécessaires à mon rôle d’acheteur, de fabricant et d’inventeur. Une partie de mon job, c’est de fabriquer ces parfums et d’aller chercher les matières premières. Oui, je passe un bon quart de l’année à aller à la chasse. Une réputation, il faut la construire et la préserver, comme la confiance avec les partenaires locaux, en Inde, en Bulgarie... C’est un travail, cette confiance, c’est ce qu’on a de plus fort. Quand on va sur place, qu’on serre la main, ça tient lieu de contrat.
C’est ma grande fierté d’avoir une réputation sans tâche dans ce domaine, car j’aime voir sur place, sentir, comprendre… Quand on connaît bien ces marchés, cela permet d’acheter au juste prix et à la qualité souhaitée. Il faut tenir compte des spécificités de chaque producteur et bien savoir ce que l’on veut.
Comment naît alors l’inspiration ?
Ce sont les gens qui vous inspirent et ce qu’on fait avec eux. C’est en allant au jasmin dans le Tamil Nadu que notre partenaire indien me fait sentir une mouillette, un vétiver dément qui me rappelle le vétiver bourbon, celui de la Réunion, qu’on ne trouve plus. Avec ses essais, il en faisait dix kilo, on a donc élaboré un petit projet, avec L’Eau Boisée de Guerlain Homme.
Et puis, quand on va dans les champs et qu’on fait sentir aux producteurs les créations, ça leur donne une fierté, ça leur parle et leur donne une envie d’aller plus loin. C’est ça mes voyages, inspiration et apprentissage. Cette humanité que l’on rencontre dans ces voyages fait que l’on trouve une résonance plus forte dans nos créations.
Aujourd’hui, les directives du Parlement européen prohibent de nombreuses matières premières utilisées en parfumerie par principe de précaution. Quelles conséquences sur votre métier ?
Certes, cela nous embête, mais c’est en partie de notre faute puisqu’on ne s’est jamais défendus. On n’a que ce qu’on mérite ! Aujourd’hui encore les maisons agissent de manière dispersée. Mais le problème est aussi que, lorsqu’on a d’anciens parfums, on ne trouve plus forcément aujourd’hui la matière première de l’époque. On peut toujours s’amuser beaucoup en réalisant des substituts plus valables que ce que l’on pourrait avoir à disposition.
Un parfumeur maison doit prendre à cœur ce travail de reformulation. Je fais les miennes. Depuis bientôt cinq ans je m’attache à faire mes propres composants et l’on n’achète pas de composants tout faits sur le marché. Par exemple, la teinture de musc qui est hyper-importante dans L’Heure Bleue, je pense qu’on est revenu à quelque chose de supérieur au niveau du rendement de la note animale.
La reformulation, c’est un jeu, où l’on peut bluffer, mais pas tricher. Il faut donner l’impression que l’on a du jeu. On commence par demander à nos partenaires fabricants d’enlever les molécules interdites. Puis on refait soi-même son arrangement, pour coller au plus proche de ce qu’on a l’habitude d’utiliser. Pour ça, il faut bien connaître la loi et ses limites, pour se situer juste à la frontière. Aller véritablement aux limites, c’est ça la reformulation. Je vais jouer, et jusqu’au bout.
Parfois, on demande à nos partenaires d’essayer toutes les méthodes d’extraction possibles afin d’obtenir une matière pour sauver un parfum. Les fabricants aiment la nature, ce sont des passionnés et ils vont chercher ce qu’il faut. C’est important de partager ces challenges avec les fournisseurs. Peu de parfumeurs maison fabriquent eux-mêmes leurs parfums, mais quand vous êtes aux achats, à la manufacture et à la création, votre vision vous permet d’envisager la reformulation avec un spectre très large.
La maison Guerlain aura bientôt deux siècles d’histoire, de parfums et de mythes, et vous êtes le premier parfumeur de cette maison qui n’est pas né Guerlain. Comment réussissez-vous à intégrer l’ADN Guerlain ?
Je suis arrivé en 2008 chez Guerlain. Au début, j’ai travaillé avec Jean-Paul, qui a arrêté complétement en octobre 2010. Un jour, je lui dit : « Jean-Paul, vous dites que vous avez appris de votre grand-père Jacques la parfumerie, mais qu’est-ce qu’il vous a appris ? » Il me répond : « Mais enfin, vous le savez, c’est difficile de parler de ce que l’on fait, j’ai appris en le regardant faire. » Je crois qu’au début, c’est un peu ça, je le regardais faire, sur les achats de matières premières.
On ne choisit pas sa famille, on choisit ses amis… Moi, on m’a choisi, et c’est peut-être mieux qu’être membre de la famille. Mais quatre générations de parfumeurs avant moi… ce sont aussi des manuscrits qui me permettent de comprendre le rythme d’une formule. Quand Jacques écrit une formule, il y a une relation qui se crée à la lecture d’un tel document. L’ordre est complètement aléatoire, mais il y a un vrai rythme. Lire une formule, c’est émouvant.
Avec les collections exclusives, Guerlain a été la première maison à développer des lignes olfactives réservées à ses propres boutiques. Pourquoi ce choix ?
Les exclusifs existaient déjà bien avant 2005, lorsque la maison Guerlain a lancé ce concept. Jacques faisait Sous Le Vent pour Joséphine Baker, c’est dans les habitudes de la maison d’avoir des parfums hors catalogue.
Aujourd’hui, des collections comme L’Art et La Matière ou Les Parisiens permettent aussi de continuer à commercialiser certains parfums qui n’ont pas eu un grand succès, comme Derby ou Coriolan, mais qui ont des fidèles. Et cela véhicule une vraie image de parfumeur.
Avec ces collections de haute parfumerie, les parfumeurs essaient-ils de redévelopper une parfumerie à l’ancienne ?
Peut-être… On voit différentes formes d’expression. J’imagine atteindre un public plus averti, ça touche des êtres qui ont un véritable intérêt, un désir d’aller vers le parfum, une envie de voir, une curiosité. C’est une démarche particulière qui correspond aux gens qui s’intéressent à ce type de produits.
Quel type de relation imaginez-vous qu’une femme ou un homme entretient avec son parfum lorsque vous le créez ?
Je n’imagine pas de relation particulière entre un être et son parfum. Idylle, ce n’est pas le fantasme d’une personne. Je ne suis pas Jean-Paul, je ne fais pas un parfum pour séduire une femme, il y a toujours quelqu’un de précis derrière ses parfums.
Pour Idylle, je venais d’arriver en 2008, c’était génial, il y avait les 180 ans de Guerlain et on lançait Guerlain Homme. C’était la fête tout le temps. Je me dis : quelle chance ! quel bonheur ! quelle joie ! je vais déclamer ça. Et c’est ainsi qu’Idylle est parti.
Je fais une déclaration, je raconte une histoire, je n’ai pas fantasmé sur quelqu’un. La touche impressionniste, la poésie, le non-dit, c’est Jacques. Je me sens plus proche de Jacques que de Jean-Paul dans l’état d’esprit. Idylle, c’est un peu naïf comme idée, comme une œuvre naïve. C’était cette joie spontanée.
Ce que je souhaiterais, c’est que les gens utilisent leur parfum comme une signature ! J’aime l’idée que l‘on reconnaisse un homme ou une femme à son odeur. On portait les parfums comme ça à l’époque. Aujourd’hui, les parfums sont de plus en plus fonctionnels malheureusement, puisqu’on a perdu le rêve, l’exception, la différence et le désir. J’imagine donc un parfum signature, qui vous a apprivoisé et que vous avez apprivoisé, une idée un peu romantique du parfum.
Quel lien établissez-vous entre le flacon et la fragrance ? Travaillez-vous avec une idée du flacon, de l’univers publicitaire en tête ?
C’est extrêmement rare. Ora-ïto, pour Idylle, je l’ai vu sur la fin du travail. C’est rare car souvent on travaille plus en parallèle, les chemins ne se croisent que rarement. Quant à l’image publicitaire, ça vient après. Je suis moins sensible à la vision. Certains détails me touchent, mais je préfère laisser s’en occuper des personnes plus sensibles sur ce point.
Guerlain est un des plus prestigieux parfumeurs au monde, néanmoins une maison évolue avec son temps. Quelle définition donneriez-vous aujourd’hui d’une belle maison ?
Nous essayons d’être la maison de beauté la plus luxueuse au monde. On essaie de perfectionner notre savoir-faire, d’apprendre, de faire grimper cette maison. On essaie de faire quelque chose de beau, d’exprimer honnêtement, fondamentalement une émotion. Le but, c’est de faire un parfum qui fonctionne et qui plaise, et qui nous plaise. Et ma responsabilité, c’est de choisir.
Comment imaginez-vous la parfumerie du futur ? Un autre moyen de porter son parfum ?
Le spray a révolutionné le parfum : il a tué le rituel, il a rendu le parfum, son geste, fonctionnel. Aussi, beaucoup de parfums d’ambiance, pour la maison, se développent, les bougies par exemple.
Dans le futur, j’aimerais être beaucoup plus détaché de toutes sortes de choses… l’atelier et le métier lui-même. Prendre de la distance, pour avoir un esprit un peu plus dégagé, plus de recul. Ecrire un parfum, ça se fait dans un rythme. Ce rythme doit se reproduire de jour en jour, et c’est ce qu’il y a de plus difficile à gérer car mon métier est pluridisciplinaire.
Pouvez-vous nous raconter comment est née l’une de vos créations ?
Un jour, je pars à Dubai, pour visiter une filiale – j’adore aller au Moyen-Orient… les gens aiment le parfum, ils sont accueillants. Je rencontre alors un vieux monsieur, apparemment connu et important, très volubile. « Vous faites des parfums qu’on met sur la peau, me dit-il, mais vous ne savez pas faire des parfums qui tiennent sur les vêtements, le coton. » Et l’idée des Déserts d’Orient m’est venue. J’ai donc fait ces trois parfums en les testant sur des tee-shirts en coton, pour voir comment ça diffusait sur le textile.
Une fois que j’avais fait cette rose, une rose oud, j’ai composé les autres, un peu plus originaux pour le marché. L’encens mythique est avant tout un musc oud et encens, mais avec un côté très froid. Songe d’un Bois d’Eté est un cuir extrêmement boisé et animal, très épicé : le laurier, le cumin. Je me suis bien amusé, puis l’équipe a sorti les noms et le flacon. Mais je l’avais fait pour ces gens à Dubai, pour relever ce défi !
Paris, le 5 Février 2013, Antoine Poujol
Nous remercions Thierry Wasser pour son accueil chaleureux.
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